Chers abonnés
Ne partagez-vous pas le sentiment de devoir décliner votre identité de plus en plus souvent ? On ne peut plus acheter un billet de TER sans indiquer sa date de naissance, ni charger une application sans ouvrir un compte à son nom. La généralisation du paiement sans contact nous oblige à laisser une trace dans la moindre boutique. Les pseudos pourraient bientôt être interdits sur les réseaux sociaux. Les caméras de reconnaissance faciale sont déjà en expérimentation dans des villes comme Nice. Demain, le « passeport sanitaire » nous imposera peut-être de montrer une carte d’identité et un code QR au serveur avant de commander une bière. Allons-nous un jour, comme le film dans Minority Report, voir dans les couloirs du métro des publicités virtuelles qui s’adressent directement à nous ?
Je m’interroge sur les conséquences anthropologiques de ce renoncement progressif à l’anonymat, sous le double effet de la surveillance gouvernementale et de l’obsession commerciale des data.
« L'anonymat n'implique pas l'impunité mais permet d'assurer une neutralité morale »
Le sociologue Georg Simmel analysait l’essor de la civilisation urbaine comme une réponse à un besoin de liberté. Quitter la communauté villageoise pour se fondre dans la foule des grandes villes représentait un défi à la fois vertigineux et enthousiasmant, bien décrit par les héros de Stendhal (Stendhal étant lui-même un nom de plume…). L’anonymat n’implique pas l’impunité mais permet d’assurer au sein de la Cité une certaine neutralité morale. On peut expérimenter des idées, des valeurs, des modes de vie sans se sentir immédiatement jugé par ses voisins, ses pairs, ses concitoyens. N’est-ce pas une victoire de la modernité ?
« Plus on est nommé, reconnu, moins on existe en tant qu'individu »
A l’inverse, les messages personnalisés générés par des algorithmes me semblent régressifs. Quand je vois s’afficher « bonjour Gaspard ! » sur un écran, j’ai l’impression de retomber en enfance. Car cette personnalisation est aussi une désindividuation. Plus on est nommé, reconnu, moins on existe en tant qu’individu singulier.
La technologie ne porte en elle aucune fatalité. C’est à nous de décider l’usage que nous souhaitons en faire. Grâce à des systèmes de blockchain par exemple, les paiements sans contact pourraient rester aussi anonymes qu’un billet de banque.
Aujourd’hui, il nous faut donc choisir entre deux bagues. Celle imaginée par Alain Damasio dans sa dystopie Les Furtifs, qui porte avec elle toute notre identité numérique et nous rend intégralement traçable. Et celle de Platon, l’anneau de Gygès qui confère l’invisibilité à celui qui le porte, quitte à créer certains risques pour la collectivité. Personnellement, mon choix est fait. Je plaide pour incorporer le droit à l’anonymat à nos libertés fondamentales.
Gaspard Koenig
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