Chers abonnés,
En reprenant les notes de mon voyage à cheval, en particulier sur la partie française, je m’aperçois qu’un thème politique traverse toutes mes conversations : la frustration face aux normes, perçues comme abusives, intrusives et souvent absurdes. Comme Montaigne, je ne posais pas à mes hôtes d’un soir de grandes questions générales et m’efforçais de « ramener toujours ceux, avec qui je confère, aux propos des choses qu’ils savent le mieux ». J’ai peu entendu parler des sujets qui préoccupent les plateaux télé parisiens : Macron, les inégalités, l’immigration, les valeurs républicaines… En revanche, j’ai senti dans le rapport à la règle une ébullition qui traverse toutes les sociologies et toutes les professions. Que ce soit le viticulteur qui ne peut pas installer le nombre de douches réglementaire dans le dortoir des vendangeurs, le boucher que le nouvel arrêté sur les chambres froides menace de ruiner (au profit du Leclerc), ou l’éleveur qui ne peut pas laisser ses chiens en plein air, chacun semble inhibé dans ses activités professionnelles et frustré dans sa vie quotidienne.
D’où une première question, une fois revenu dans le calme de mon bureau : ce constat empirique est-il vérifié par les données ?
Oui. Montaigne, juriste expérimenté, dénonçait déjà une loi trop bavarde, trop détaillée. « Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et cas particuliers et à y attacher cent mille lois ? demande-t-il dans Les Essais. Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. » Depuis, la situation ne s’est pas améliorée… Le Conseil d’Etat dénonce depuis trente ans, rapport après rapport, « l’inflation normative », recensant 84 619 articles législatifs et de 233 048 articles réglementaires en vigueur en 2019. Autrement dit, nul n’est censé ignorer la loi, mais personne ne peut vraiment la connaître…
« Chacun cherchant son bien-être, son confort, sa sécurité, s’habitue à cette servitude réglée, douce et paisible »
Deuxième question alors : d’où vient cette surréglementation hors de contrôle ? Il y a près de deux siècles, Alexis de Tocqueville a décrit en des pages célèbres le risque que la démocratie glisse vers un despotisme d’un nouveau genre. « A l’ombre même de la souveraineté du peuple », sans renier frontalement nos droits et nos libertés, pourrait se développer « un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ». Chacun cherchant son bien-être, son confort, sa sécurité, s’habitue à cette « servitude réglée, douce et paisible. » L’épidémie n’a-t-elle pas mis en valeur l’inquiétante facilité avec laquelle nous acceptons le contrôle de nos comportements les plus privés ? Le progrès ne se retourne-t-il pas alors contre lui-même, notre souci de vivre nous ôtant toute joie de vivre ?
« Graeber se demande si un paysan du temps de Louis XIV n’était pas plus autonome que le citoyen-consommateur d’aujourd’hui »
La France n’est naturellement pas le seul pays concerné, même si sa tradition jacobine la place à l’avant-garde… Prolongeant l’analyse de Tocqueville, l’anthropologue David Graeber analysait il y a quelques années dans son Utopia of Rules la bureaucratisation du monde, un phénomène qui émane tout autant de la sphère publique que du secteur privé. Retournant l’affirmation néolibérale bien connue selon laquelle un ménage modeste du XXIe siècle, avec accès à l’eau courante et aux anesthésiques, vit mieux que Louis XIV qui pissait sur les parquets de Versailles et souffrait le martyr lors de ses chirurgies, Graeber se demande si un paysan du temps de Louis XIV n’était pas plus autonome que le citoyen-consommateur d’aujourd’hui. La liberté n’est pas seulement une question de pouvoir d’achat ni même de gouvernance politique : c’est avant tout la possibilité de mener une vie singulière, sans Dieu ni maître. Le paysan parvenu de Marivaux, au cœur de tant d’intrigues, n’avait aucun droit mais mille opportunités…
Troisième question : que faire ?
La simplification est un thème récurrent du discours politique, mais toujours périphérique et jamais pris au sérieux. Il me semble que nous sommes à un point de bascule. Contrairement à ce qu’imaginait Tocqueville, notre servitude n’est ni douce ni paisible. Le mouvement des Gilets Jaunes est peut-être le début d’une révolte générale, et légitime, contre les normes. A la prochaine élection, exigeons non pas des grandes idées en plus, mais des petites contraintes en moins !
Gaspard Koenig
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