« Cette cochonnerie de maladie ! Même ceux qui ne l'ont pas la portent dans leur cœur. » Les propos de Camus sur la peste s’appliquent par-delà les âges au coronavirus, qui a ouvert les vannes d’une suspicion généralisée (à commencer par actes racistes envers la communauté asiatique). Le virus, a fortiori s’il est de nature connue, est source de peur dans l’inconscient collectif : l’Autre, même familier, peut devenir un danger. Cette remise en cause du lien social se répand d’autant plus vite que le virus, mondialisation oblige, voyage aussi facilement que nous.
Comment comprendre cette frénésie médiatique ? A quoi fait-elle appel en nous, pour qu’elle soit si vivace, pour voir en l’autre une menace ?
Pour préserver notre intégrité, nous nous percevons spontanément comme des petits mondes autarciques, fermés aux contaminations étrangères. La Peste de Camus peint, non pas Wuhan, mais Oran : mis en quarantaine, apparemment condamnés à mort, les habitants en deviennent «prisonniers ». La peste symbolise la sauvagerie tapie dans le cœur des hommes, « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais ».
Mais c’est aussi l’occasion paradoxale de retrouver une profondeur humaine. Le père Paneloux place sa foi en Dieu, Rambert dans ses volontés d'évasion, Grand dans sa passion pour la grammaire, tandis que Rieux songe à sa compagne exilée. Malgré quelques lâchetés, les habitants luttent contre l’indifférence – car « l'habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même » –, et si le mal touche chacun individuellement, s’il est une lutte solitaire, vaincre suppose d’être solidaire. La peur de la contamination révèle notre humanité brute, avec ses grandeurs et ses bassesses.
D’autant que la maladie peut également nous ennoblir par la découverte d’autres états physiologiques, de nouvelles pensées, davantage instruites de toutes nos potentialités. Pour Nietzsche, ne pas craindre la maladie constitue le critère de la « vie ascendante », de la « grande santé ». S’il n’y a pas de phénomènes moraux en tant que tels, mais seulement une interprétation morale des phénomènes, et si cette interprétation est le produit de nos affects corporels, alors la maladie est un passage nécessaire, pour qui veut comprendre tout ce que la vie a de protéiforme. Craindre la contamination, c’est être « décadent », c’est préférer une vie mutilée et mutilante, aveugle aux variations que connaissent « ton but, ton horizon, tes forces, tes impulsions, tes erreurs et surtout l’idéal et les fantômes de ton âme ».
Le virus nous révèle à nous-mêmes : c’est à nous de faire que le coronavirus détruise notre ordre social ou bien le renforce ; que l’appréhension de la souffrance nous renforce ou au contraire nous déprime. Laissons le dernier mot à Camus : « La seule façon de mettre les gens ensemble, c'est encore de leur envoyer la peste. »
Hocine Rahli
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