L’entreprise va-t-elle sauver le monde ? Rien n’est moins sûr. Et surtout : rien n’indique que les citoyens souhaitent la voir endosser un costume de super-héros. Alors que les PDG rivalisent de déclarations bien-pensantes au Forum de Davos, une étude menée par l’IFOP pour Philonomist révèle que les salariés français ont une vision strictement économique de l’entreprise, qui contraste avec celle que fantasment les politiques : ils ne sont que 12% à estimer que sa raison d’être est de « rendre le monde meilleur », et préfèrent lui assigner des missions plus classiques comme « servir ses clients » (pour 35%) ou « faire du profit » (34%).
Les Français seraient-ils néolibéraux ? Loin de là. S’ils laissent une certaine liberté aux acteurs économiques, c’est pour confier d’autant plus de responsabilités à l’État, qu’ils pensent plus à même de résoudre les tensions communautaires (86%), la pauvreté dans le monde (86%) ou encore le changement climatique (72%). A croire qu’ils ont intégré le principe de non-confusion des ordres que défendait Blaise Pascal : pour le penseur janséniste, il serait malvenu de mélanger les trois domaines imperméables que sont l’ordre du corps, celui de l’esprit (ou de la raison), et celui du coeur (ou de la charité). Une distinction reprise par André Comte-Sponville qui, dans son essai Le Capitalisme est-il moral ? distingue les ordres « économico-technico-scientifique », relevant du possible et de l’impossible, des ordres « juridico-politique » (relevant du légal ou de l’illégal), « moral » ou encore « éthique ». Appartenant au premier ordre, le capitalisme ne peut être qualifié de moral ; il est au mieux amoral. C’est pourquoi son champ d’action doit être limité de l’extérieur, notamment par des lois. On ne mélange pas les torchons du business avec les serviettes du Bien commun ; si l’on veut réformer la société, on se tourne non pas vers son employeur, mais vers l’État.
Inutile donc, pour le CAC40, de se trouver de grandes causes à défendre ou d’énumérer de pompeuses « valeurs » dans leurs chartes éthiques. Les sondés attendent pour leur écrasante majorité de l’entreprise qu’elle fasse preuve d’une certaine modestie sur le plan moral, en déclarant à 88 % que l’entreprise éthique « ne cherche pas à sauver le monde mais fait en sorte de ne pas nuire ». Méfiants vis-à-vis du paternalisme moral, ils semblent exiger de l’entreprise qu’elle s’en tienne à une forme d’éthique minimale proche de celle défendue par Ruwen Ogien : fustigeant la prétendue morale qui consiste à « vouloir faire le bien des autres même contre leur volonté, ce qui revient à leur causer du tort », le philosophe propose de réserver le qualificatif de « moral » au « souci négatif de ne pas causer des torts à autrui délibérément » (Mon Dîner chez les cannibales). Ainsi l’entreprise n’a pas à se piquer de morale. Mais peut-elle se passer d’éthique ? En aucun cas. Si ce sondage l’invite à ne pas se noyer dans le syndrome du sauveur, il ne l’absout nullement de sa cruciale responsabilité de non-nuisance envers autrui – à commencer par ses salariés.
Anne-Sophie Moreau (rédactrice en chef de Philonomist, le média qui pense le travail et l'entreprise avec philosophie)
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