Les « China cables » viennent d’être publiés par dix-sept journaux du monde entier. Ils révèlent les instructions données par Pékin pour réprimer la minorité musulmane ouïgoure du Xinjiang. Au moins un million de personnes sont internées dans des camps où l’on exerce sur elles une « éducation idéologique » consistant à leur faire apprendre le mandarin et la « pensée de Xi Jinping », et où elles subissent un lavage de cerveau afin de leur faire abandonner leurs convictions religieuses. Ces pratiques rappellent les Goulags soviétiques. Et posent une question : peut-on rééduquer les hommes, remplacer leurs anciennes croyances par de nouvelles ?
Pour Jean-Jacques Rousseau, l’homme est naturellement bon, mais il a été corrompu par la société où règnent la rivalité et l’artifice. Il est toutefois possible de créer un nouvel homme. Les individus peuvent décider de participer avec les autres à une vie politique égalitaire. Comme il l’écrit dans Le Contrat social chacun devient partie prenante de la « volonté générale », plus puissante que chaque volonté individuelle. Rousseau affirme sans ambages que la tâche principale consiste à « changer, pour ainsi dire, la nature humaine, à transformer chaque individu (…) en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ». Il imagine même une « religion civile » qui viendrait s’ajouter aux religions existantes avec « une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles ».
C’est précisément cette idée de rééducation politique que réfute le romancier et essayiste Benjamin Constant. Dans De la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, il montre que l’avènement de la liberté personnelle, dans la modernité, nous interdit de rêver à un citoyen entièrement dévoué à la vie publique. L’individu demande désormais à l’État de garantir sa liberté de poursuivre ses intérêts privés, au lieu de rêver, comme dans l’Antiquité, de participer de façon permanente à la délibération collective. Constant attaque Rousseau qui, « en transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles (…) a fourni (…) de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie », notamment la Terreur de 1793. Benjamin Constant craint ces régimes dans lesquels « tous les moyens paraissent bons pour étendre l’action de [l’autorité du corps social] sur cette partie récalcitrante de l’existence humaine, dont il déplorait l’indépendance ». Cette « partie récalcitrante » peut être une fidélité à des traditions, à une religion, ou un goût pour la liberté individuelle.
La situation des Ouïgours nous renvoie également à 1984, le roman de George Orwell. En décrivant la manière dont Winston Smith, son héros, est rééduqué et abandonne toutes ses convictions personnelles, le romancier montre que les méthodes totalitaires sont parfaitement à même, plutôt que de créer un homme nouveau, de zombifier un individu. Zombifier les individus : le projet chinois pour les Ouïgours ?
Michel Eltchaninoff (Philosophie magazine)
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