L’édition 2019 de la « fête des célibataires » en Chine aura été marquée par un record mondial sans précédent établi par le géant commercial Alibaba. En 24h, ce sont 268,4 milliards de yuans, soit près de 35 milliards d’euros, qui ont été investis par les consommateurs, un montant en hausse de 26%. Il aura fallu cette année à peine une heure pour atteindre les 100 milliards. Une question se pose alors : le succès commercial est-il un indicateur du bonheur des consommateurs ?
Il faudrait, selon Jean Baudrillard, théoricien de la « société de consommation », distinguer le bien-être économique, socialement conditionné, de la quête privée d’un bonheur authentique. À travers l’acte simple de consommer, c’est bien le bonheur que nous prétendons chercher, « référence absolue de la société de consommation ». Mais ce « mythe du bonheur » est en fait celui qui « recueille et incarne dans les sociétés modernes le mythe de l’Égalité ». Or, pour satisfaire cette aspiration à l’égalité, il a fallu fournir des critères de mesure du bonheur ; la consommation permet donc de saisir un « bien-être mesurable par des objets et des signes, du confort » écrit-il dans La Société de consommation.
La recherche du bonheur ne désigne donc rien d’autre que la promesse réalisable, par la consommation, d’un égal bien-être. L’égalité perd alors sa signification politique réelle pour devenir « égalité devant l’Objet et autres signes évidents de la réussite sociale et du bonheur ». Ce faisant, l’idéal de consommation tend par conséquent à exclure « ce bonheur indépendant de signes qui pourraient le manifester aux yeux des autres et aux nôtres, ce bonheur qui n’a pas besoin de preuves ». Le vrai bonheur serait ailleurs, toujours hors de la consommation.
Pourtant, peut-on totalement séparer la question du bonheur de notre niveau de vie et de pouvoir d’achat ? Claudia Senik, dans L’Économie du bonheur, défend l’idée qu’il existe un lien positif entre bonheur et interaction économique. Certes, comme l’a montré le chercheur américain Richard Easterlin dans les années 70, la croissance américaine d’après-guerre n’a pas entraîné une hausse du sentiment de bonheur déclaré. Le bonheur serait essentiellement ressenti selon l’écart vis-à-vis des autres, dans un groupe de référence, plutôt qu’à partir d’une situation objective.
En rester à ce constat serait toutefois négliger le « résultat remarquable » qu’ont atteint les sociétés développées. Claudia Senik le résume de la sorte : « si le niveau moyen du bonheur n’augmente pas, l’inégalité de bonheur diminue ». La consommation ne serait donc pas le signe de l’accession au bonheur intégral, mais plus modestement celui de la sortie d’un mal-être réel. C’est ce qui explique notre attachement au développement économique et à la croissance, et l’espoir des pays en voie de développement.
Que penser alors de la décroissance ? Envisageant l’hypothèse d’un renoncement à la croissance, Claudia Senik conlut que « l’économie du bonheur ne conduit pas à penser que cela pourrait nous rendre plus heureux ».
Jean-Baptiste Juillard
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