La reconnaissance faciale intéresse fortement les législateurs ces derniers temps. Le gouvernement de Hong Kong a prohibé les masques pour empêcher les protestataires d’échapper aux caméras de surveillance. Le ministère de l’Intérieur français prépare, via son programme Alicem, une méthode d’identification des citoyens par la reconnaissance faciale, notamment pour faciliter l’accès aux services administratifs. A l’inverse, plusieurs villes américaines, à commencer par San Francisco, ont choisi d’interdire l’usage de cette technologie par l’ensemble des pouvoirs publics. Derrière ces trois approches se dessinent trois philosophies politiques fort différentes, parmi lesquelles les électeurs vont devoir rapidement faire leur choix.
La première, autoritaire, est assez évidente. La reconnaissance faciale représente l’aboutissement d’une société de surveillance où tout anonymat devient impossible. Michel Foucault le redoutait déjà dans Surveiller et Punir, en imaginant l’extension universelle du principe panoptique, chacun devenant irrémédiablement « visible » au regard d’un pouvoir qui, lui, se dissimule dans le secret des algorithmes. Quelle que soit la source de ce pouvoir, démocratique ou autre, son omniscience le rend par nature excessif : que l’on pense au héros de Minority Report, obligé de s’arracher les yeux pour échapper à la reconnaissance rétinienne…
La conception française relève plutôt de l’utilitarisme. Après tout, n’est-il pas plus simple de mettre son visage devant un téléphone, plutôt que de rentrer toutes sortes d’identifiants qui remplissent la même fonction, pas contestée en elle-même : faire la preuve de son identité. Si quelques âmes sensibles en sont chagrines, peu importe : il s’agit avant tout d’assurer le bien-être de tous, dans la droite ligne de la « société de vigilance » qu’appelle de ses vœux le président de la République. Selon la formule de Bentham, la finalité ultime de l’organisation sociale est de rechercher « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». L’utilité s’applique donc toujours à la fois à l’individu et au groupe. Il ne s’agit pas de réprimer mais de soulager, selon un « calcul hédoniste » dont la conclusion serait sans doute favorable à la reconnaissance faciale.
Il fallait sans surprise les Américains pour opposer à cet utilitarisme un individualisme de principe. John Stuart Mill s’éloignant de son maître Bentham avait fait apparaître la notion de « qualia » : les valeurs que chacun se choisit introduisent une différence qualitative dans le calcul des plaisirs et des peines, qui ne peut donc s’exercer de manière universelle. Autrement dit, l’émergence d’une personnalité singulière prime sur le bonheur de tous. A ce titre, il faut assumer de bannir certaines technologies trop intrusives, quitte à entraver l’efficacité des pouvoirs publics. Les zones d’ombre sont le prix de la liberté.
La reconnaissance faciale représente un cas d’école pour le déploiement de l’intelligence artificielle. Si l’IA est neutre idéologiquement, ses utilisations ne le sont pas, et nous devons définir clairement le modèle de société que nous souhaitons pour pouvoir la réguler de manière appropriée.
Toutes ces questions sont au cœur de mon dernier livre, La fin de l’individu, qui entremêle une longue enquête à travers le monde avec des réflexions philosophiques sur l’IA et la société qu’elle nous prépare. Je vous propose de venir en discuter à l’occasion d’une signature exclusivement réservée à nos très chers abonnés de TTP, le mardi 22 octobre à Paris (invitation ci-dessous, inscription ici). J’espère vous y voir !
Gaspard Koenig
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