Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, nageurs de combat du commando Hubert, ont été tués lors d’une opération de libération d’otages au Burkina Faso. Dans les réactions publiques et politiques, le terme « sacrifice » est sur toutes les lèvres. Bien que le statut militaire énonce l’exigence pour le soldat d’envisager le « sacrifice suprême » au cours de ses missions, un tel acte ne cesse de susciter admiration autant que questionnement.
Comment comprendre et accepter l’idée même de sacrifice alors que l’on imagine chaque être humain tourné vers la recherche du bonheur ? Dans L’Utilitarisme, Stuart Mill affirme la « moralité du sacrifice de soi » et reconnaît aux hommes la « faculté de sacrifier leur plus grand bien pour le bien des autres ». Mais il se refuse à faire du sacrifice un « bien en lui-même » ; ce qui lui confère une valeur, c'est la conséquence recherchée, à savoir l’augmentation espérée du bonheur des autres : « le sacrifice serait-il choisi si le héros ou le martyr ne pensaient pas qu’à ce prix d’autres êtres humains seront à l’abri de tels sacrifices ? »
Si le sacrifice est ainsi « la plus haute vertu que l’on puisse trouver chez un homme », c’est parce que nous vivons dans « état très imparfait du monde », marqué par la violence et la guerre, où le meilleur moyen d’aider les autres est parfois de leur donner sa vie - « précieuse contribution à l’accroissement de la quantité de bonheur ». Pour Mill, une telle conduite de renonciation aux « satisfactions de l’existence », utile et même nécessaire, mérite bien les honneurs.
On ne peut que s’incliner devant l’individu renonçant à lui-même au bénéfice d’autrui, mais comment expliquer que l’on trouve toujours des hommes prêts à se sacrifier ? Dans La Filiation de l’homme, Darwin constatait que : « L'individu prêt à sacrifier sa vie plutôt que de trahir les siens (…) ne laisse souvent pas d'enfants pour hériter de sa noble nature », ce qui est le cas de nos deux héros. Quand bien même il en aurait, l’esprit sacrificiel est-il transmis par hérédité ?
Il semble impossible à Darwin que la sélection naturelle, mécanisme qui rend compte de l’évolution des espèces en permettant la survie de l’individu le plus apte, « puisse augmenter le nombre des hommes doués de ces vertus ». En réalité, si le sacrifice est défavorable à l’individu et à ses proches, il apporte un avantage décisif au groupe. Dans les temps primitifs de l’humanité, une tribu qui réunissait « beaucoup de membres qui possèdent à un haut degré l'esprit de patriotisme, de fidélité, d'obéissance, de courage » l’emportait « sur la plupart des autres tribus ».
Voir un membre de sa communauté faire don de sa personne pour le groupe fait naître instinctivement respect et admiration, créant ainsi une volonté d’imitation. L’hommage national rendu aux soldats célèbre le sacrifice consenti jusqu’au bout, en même temps qu’il fait naître des vocations, utiles et nécessaires.
Jean-Baptiste Juillard
|