Un filet de journal indiquait récemment que dans la province irakienne d’Al-Anbar, il est impossible de trouver un hôtel car les traditions locales imposent un devoir d’hospitalité. Information singulière dans un monde où les lois contre l’immigration se durcissent, où les murs se dressent entre les pays et les peuples, et où les extrêmes gagnent de plus en plus de terrain tandis que l’Europe devra faire face, dans les années à venir, à une pression migratoire croissante.
Le geste d’hospitalité introduit en philosophie une tension entre politique étrangère et éthique de l’autre. Cette tension est palpable dans l’étymologie latine du terme, hospes et hostis traduisant soit l’hôte soit l’ennemi, sans compter l’ambiguïté du statut de l’hôte. On retrouve cette ambivalence dans l’épopée homérique. Ne dit-on pas de l’Illiade qu’elle est le livre de « l’hospitalité trahie » (René Schérer) alors que l’Odyssée est le livre de l’hospitalité, comme s’il était difficile de penser l’un sans l’autre ? L’acte d’hospitalité, semble nous dire le poète, interroge en nous ces frontières fluctuantes où l’autre apparaît autant comme menace que comme opportunité.
Pour Platon, l’hospitalité envers l’étranger est le « devoir le plus sacré de tous » (Lois V) mais ce devoir sacré est à nuancer chez les Grecs car dans la pratique, il est non seulement codifié, ritualisé (l’étranger est soumis à de strictes obligations) mais il est relatif puisque le demos athénien se constitue sur une distinction entre l’étranger et le citoyen. L’identité grecque, exacerbée en partie par les guerres médiques, fait reconnaître à Platon qu’il faut maîtriser les contacts avec le dehors car « le mutuel commerce entre les cités a pour effet naturel un mélange de toutes variété de mœurs (…) qui serait la cause du plus grand dommage » (Lois XII). Les Grecs maintiennent donc la distinction entre deux espaces : l’hospitalité privée est l’incarnation de valeurs morales alors que le droit de cité fait l’objet de réserves et de discussions.
La version contemporaine de l’hospitalité tend à dépolitiser la notion. La véritable hospitalité selon Derrida est inconditionnelle dans le sens où elle consiste à accueillir l’autre sans rien lui demander au préalable ni en retour. Elle est forcément « sans condition car elle n’est rien d’autre qu’une rencontre avec l’Autre » (De l’hospitalité). Impératif catégorique d’un nouveau genre, elle est une manière d’être au monde. Par elle, l’accueillant accepte de s’exposer, d’être transformé par l’Autre quitte à perdre son identité. L’originalité de l’auteur est d’admettre son impossibilité pratique tout en posant sa nécessité conceptuelle et éthique. Pour autant, l’acte d’hospitalité ne mériterait-il pas plus qu’une exigence de principe ? Est-il possible ou même souhaitable de l’arracher à un contexte historique, comme le fait Derrida, et d’en faire une notion intemporelle ?
Jamais morale et politique ne se seront autant déchirées qu’autour de cet acte de l’hospitalité. N’est-il pas devenu « délit » dans certaines circonstances ? Pourtant, les mythes fondateurs de l’Europe sont des récits d’hospitalité. Récits qui se présentent à nous aujourd’hui comme un défi. Comment trouver un équilibre entre le principe universel et abstrait de la générosité absolue, et celui du réalisme cynique et cruel de la clôture ?
Question des plus difficiles à laquelle Kant s’était déjà heurté. Son ambitieux projet cosmopolitique fondé sur le droit à l’hospitalité n’était viable que sous réserve de limites imposées à la rencontre entre les peuples. Nos « Projets de paix perpétuelle » sont-ils condamnés à n’être qu’une utopie à la dérive ?
Karine Safa
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