A la veille du bac, une première génération de lycéens essuie les plâtres du nouveau système Parcoursup, qui oriente les affectations dans l’enseignement supérieur. Avec ce nouveau logiciel, la France se trouve sur le seuil d’une rupture symbolique : désormais, les universités peuvent s’appuyer sur les résultats d’un élève pour choisir de l’accepter sans conditions, ou non. Même si le gouvernement se refuse à parler de sélection, ce nouvel algorithme a pour but de remplacer le tirage au sort, qui avait tant choqué, par une orientation fondée sur le mérite et les capacités. Comment un choix fondé sur de tels critères peut-il être critiqué ?
Si cette sélection pose problème, c’est parce que, derrière ces principes apparemment transparents, se trouvent en fait des frontières implicites et infranchissables. Le philosophe et sociologue Pierre Bourdieu a profondément marqué les débats éducatifs, en dénonçant l’égalité républicaine comme une mythologie construite au service des puissants. Depuis 1789, pensons-nous, tout est possible pour chaque individu selon son talent et son mérite : mais les statistiques nous démentent. L’abolition des privilèges n’a rien retiré aux « héritiers », et il suffit de regarder l’origine sociale des étudiants des grandes écoles pour se rendre compte que la reproduction des élites est plus efficace que jamais. Notre éducation ne mélange pas les classes sociales, au contraire : elle les fige. Dans cette perspective, la « sélection au mérite » n’est qu’une manière de donner une apparence de légitimité aux possédants de demain, qui pourront dire – et se dire – que leurs privilèges sont mérités, puisque le meilleur a gagné. Mais cette fiction ne résiste pas à l’expérience, qui montre que les jeux sont presque toujours faits d’avance… C’est cette expérience cruelle que font aujourd’hui des bataillons d’élèves de Seine-Saint-Denis, dont même les meilleurs sont refusés dans des formations qui acceptent pourtant des candidats moins bien classés, mais venus des lycées du centre de Paris.
Le problème que pose la critique de Bourdieu, c’est qu’elle ne conduit à aucune solution positive : elle ne produit qu’un ressentiment qui, pour n’être pas infondé, n’est pas fécond pour autant. Il n’est pas facile, bien sûr, de faire vraiment droit au talent et au mérite ; mais sur quels autres principes une société pourrait-elle légitimement s’organiser ? La dénonciation de la ségrégation sociale par l’école est une exigence de justice ; et ce faisant, elle plaide, souvent sans le vouloir, pour une authentique sélection. Car comme le remarquait déjà Platon, la justice ne saurait consister à donner la même chose à tous – à celui qui a beaucoup travaillé autant qu’à celui qui n’a rien fait. En tentant de s’ajuster au mérite de chacun, une proposition éducative plus juste a aussi l’avantage de nous pousser à réaliser le meilleur de nous-mêmes.
Encore faut-il pour cela que chaque élève puisse en avoir les moyens. Le libéral Hayek, en dénonçant « le mirage de la justice sociale », reconnaît pourtant que la société peut se rendre coupable d’une injustice grave, si elle n’assure pas par l’école une véritable égalité dans l’accès à l’éducation. L’enfant n’a pas la mobilité de l’adulte pour évoluer dans la société : elle a donc le devoir de le rejoindre, quel que soit son milieu social d’origine, pour lui apporter la culture sans laquelle aucun talent ne s’accomplit. Il est donc impossible de défendre la sélection sans nous engager en même temps pour reconstruire une école qui offre à tous le meilleur.
François-Xavier Bellamy
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