Depuis la rentrée, la France est en émoi à cause de l’écriture inclusive. Celle-ci se propose d’atténuer les stéréotypes sexistes par l’adoption de nouveaux principes d’écriture. Rarement règle de grammaire pourra se prévaloir d’avoir suscité des débats si houleux. Linguistes, grammairiens, académiciens, politiciens, féministes… ont participé à une tragédie quasi cornélienne. Dans l’acte de fin (en attendant peut-être un ultime rebondissement), l’Académie semble avoir tranché, évoquant un « péril mortel » pour la langue française, alors que le Premier ministre s’empressait de diffuser une circulaire pour bannir l’écriture inclusive des textes officiels. Et si l’écriture inclusive n’était qu’un moment de plus dans le long procès qui a été fait à l’écriture depuis son origine ?
Dans la tourmente, invoquons la sagesse des Grecs. C’est Platon, dans un fameux passage du Phèdre, qui rapporte le mythe de l’invention de l’écriture par le dieu égyptien Theuth. L’écriture est vue comme une menace pour la réflexion et l’enseignement philosophique car les lettres veulent se faire passer pour une entité vivante. Halte au simulacre nous dit Platon, halte au travestissement du réel. Parlant des êtres qu’engendre l’écriture Platon écrit : « On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, parce qu’on souhaite comprendre ce qu’ils disent, c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. »
Préférons l’esprit à la lettre nous dit Platon. La lettre fige, l’esprit aime la vie, le changement, la complexité. La maïeutique socratique, cet art d’enfanter les esprits, suppose des échanges vivants, la finesse d’une dialectique qui progresse en tâtonnant, en reconnaissant ses erreurs. La pensée déborde en permanence le champ de l’écrit, c’est elle qui fait avancer les sociétés et les mentalités. Rousseau amplifie la geste platonicienne en des accents dramatiques. L’écriture devient le symbole de l’aliénation sociale, la perte de l’innocence naturelle, un stigmate de la chute. Ce « Platon du XVIIIème siècle » ne craint pas l’exagération. Il écrirait, se parodiant lui-même dans le Contrat Social : « Avec l’imprimerie, c’est la pensée qui est maintenant partout dans les fers ». Le rapport de Rousseau à l’écriture est l’écho d’une existence meurtrie : censures, autodafés, condamnations, surveillance policière… On oublierait presque que l’écrit est aussi le fruit d’un jaillissement, d’une quête, d’une parole intérieure qui se cherche.
Comme Roland Barthes, prenons-nous à rêver d’un degré zéro de l’écriture qui nous mette dans un au-delà du conflit entre l’homme et la société. Pensons enfin à ce pauvre monsieur Jourdain ! Il n’était pas maître en écriture inclusive, il n’était pas maître en écriture tout court. A vrai dire, entre nous, il manquait autant de lettres que d’esprit. Et pourtant, il l’aimait sa belle marquise. Il voulait ardemment lui rendre hommage. Alors il supplie le philosophe censé le sortir d’affaire : « Je voudrais lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment »
Il n’est pas sûr que les artifices de l’écriture inclusive auraient rendu meilleur hommage à la fière marquise. Peut-être d’ailleurs ce billet est-il resté lettre morte ! La marquise, exigeante comme pas une, préférait-elle à l’apparence des mots des preuves d’amour et de respect ?
Karine Safa
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