La polémique née des ateliers en « non-mixité raciale » organisés par le syndicat Sud-Education 93 a pu surprendre en raison d’un usage de la notion de race avec lequel le grand public français n’est pas familier. Nombre d’universitaires et de militants, prenant modèle sur les débats américains, conçoivent la « race » comme une catégorie non pas biologique mais sociologique, afin de mieux appréhender la racialisation des rapports sociaux. Il importe, pensent-ils, de pouvoir distinguer les « Blancs » des « racisés » (les non-Blancs) victimes du racisme « structurel » de la société. Le « Blanc » est l’individu qui ignore ce que c’est que subir le racisme et dont les préjugés raciaux, quoi qu’il en ait, sont à l’origine des discriminations que vivent les « non-Blancs ».
Cette vision des choses heurte en France, où prévaut le « principe républicain » suivant lequel le refus des discriminations raciales présuppose nécessairement celui des distinctions raciales. Il ne se trouve pas (pas encore ?) de grands intellectuels pour la défendre, comme aux Etats-Unis, où le juriste et philosophe Ronald Dworkin s’est efforcé durant plusieurs décennies de justifier la discrimination positive : « Si la race était une catégorie interdite, parce que l’on ne peut choisir sa race, a-t-il écrit, alors le contexte géographique et les capacités physiques devraient également être des catégories interdites. La discrimination raciale qui désavantage les Noirs est injuste, non parce qu’on n’a pas le choix de sa race, mais parce que cette discrimination exprime le préjugé. » Ce n’est pas la catégorisation qui, selon Dworkin, fait problème, mais l’intention qui préside à celle-ci, malveillante lorsqu’elle exprime des préjugés. Si l’intention devient bienveillante, la catégorisation, neutre en elle-même, devient ipso facto aussi positive que la contre-discrimination qu’elle permet d’organiser.
La tradition républicaine française oppose à cette justification de la catégorisation raciale la théorie des distinctions interdites (l’origine, la religion et la race). Par-delà la constitution, une colonne vertébrale philosophique, de Descartes à Sartre, soutient cet anti-essentialisme de principe. Selon la vision républicaine, le Mal réside moins dans la nature du préjugé que dans la catégorisation qui le sous-tend et qui enferme l’individu dans une « essence », une définition. Essentialisé par la catégorisation, l’individu particulier n’est plus qu’un échantillon, l’exemplaire parmi d’autres d’une catégorie générale ; il ne se définit pas par ses choix et sa personnalité. La fameuse formule de Sartre, « l’existence précède l’essence » signifie à l’inverse que l’individu ne peut ni ne doit être enfermé dans les déterminations susceptibles de le définir (la race, la classe, le sexe, etc.). L’homme se définit par sa liberté, la conscience qui le dote d’une capacité de questionnement et de choix, le pouvoir de se définir par lui-même. Dans le cadre de l’humanisme ainsi conçu, les meilleures intentions du monde ne peuvent jamais justifier que l’on assigne a priori les individus aux catégories de victimes (les « racisés ») ou de responsables d’un racisme structurel.
Par-delà les excès de l’extrême-gauche, l’américanisation du rapport à la race va probablement progresser en France par le truchement des nouvelles générations. Les empoignades sur le thème de l’identité nationale ont donc un bel avenir : il va falloir choisir de défendre ou d’abandonner cette « culture française », à la fois plus (ou différemment) individualiste et universaliste que l’américaine.
Eric Deschavanne
|