Dans une déclaration solennelle publiée par Le Monde, quinze mille scientifiques du monde entier mettent en garde contre la destruction causée par l’humanité à sa propre planète. Les signataires de l’appel nous conseillent, à titre individuel, de "limiter notre propre reproduction (l’idéal étant de s’en tenir au maximum au niveau de renouvellement de la population)". Mieux encore, parmi leurs propositions de politiques publiques, ils proposent de "déterminer à long terme une taille de population humaine soutenable et scientifiquement défendable tout en s’assurant le soutien des pays et des responsables mondiaux pour atteindre cet objectif vital". Autrement dit, de limiter de manière concertée et obligatoire la croissance de la population, sur la base des conclusions de la communauté scientifique. Autrement dit, d’empêcher certains humains de naître (mais lesquels ?) pour que les autres puissent survivre dans un environnement propice. Il ne s’agit pas de protéger la "nature", qui ne se pense pas elle-même, mais bien de sauver l’humanité.
Cette volonté de contrôler la taille du groupe est aussi vieille que notre civilisation. Dans le fameux chapitre de la République consacré à la démographie de la Cité idéale, Platon souhaite que les dirigeants décident de la quantité des mariages, "de façon qu’ils préservent le plus possible le même nombre de guerriers et que notre cité, autant que possible, ne grandisse ni ne diminue" (il va ensuite plus loin et inaugure l’eugénisme en proposant de sélectionner les jeunes les plus vaillants pour que leur semence se propage davantage…). Pour les Grecs, la stabilité du corps social est une vertu en soi, en miroir d’un univers fini et cyclique.
Il fallut attendre l’âge industriel pour que la croissance de la population, devenue exponentielle, soit vécue comme une menace plus que comme un désordre. D’où la fameuse thèse de l’économiste et pasteur anglican Thomas-Robert Malthus dans son Essai sur le principe de la population (1798) : le rythme d'accroissement de la population l'emporte sur celui de l'augmentation des subsistances, ce qui est facteur de misère et freine "le progrès de l’humanité vers le bonheur", but sympathique que se propose Malthus. Mais contrairement à un emploi erroné de l’adjectif "malthusien", le bon pasteur ne suggère pas à l’Etat d’intervenir sur la procréation des citoyens. En disciple d’Adam Smith, il croit aux vertus de l’auto-régulation. Ainsi l’accroissement de la population doit-il se résoudre par une combinaison d’obstacles "destructifs" (les mauvaises conditions de vie qu’engendre la rareté de la nourriture) et d’obstacles "préventifs" (la contraception), l’homme étant doté de la faculté "de prévoir et d'apprécier des conséquences éloignées". Malthus parie donc sur la responsabilité de chacun. Il se méfie explicitement des gouvernements, trop prompts à "opprimer à loisir leurs sujets en rejetant tout le blâme sur les lois de la nature". Leur rôle est plutôt d’éduquer que de contrôler.
Aujourd'hui, la question ne concerne plus la subsistance mais la soutenabilité. Pour sauver l’humanité, si nous devenions vraiment malthusiens ? En éduquant, informant, persuadant, sans verser dans l’eugénisme autoritaire platonicien…
Gaspard Koenig
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