Discrètement mais obstinément réapparaît dans le débat public l’idée de taxer les loyers fictifs – ceux que le propriétaire aurait reçus s’il avait décidé de mettre son bien en location. Ainsi serait gommée l’inéquité apparente entre un locataire contraint de payer chaque mois pour rester dans son logement, et un propriétaire assuré d’en jouir gratuitement. La propriété n’est donc plus considérée comme un acquis, mais comme un privilège dont la société pourrait évaluer le coût. En somme, le propriétaire ne serait plus que l’usufruitier de nos possessions communes.
On voit ici à l’œuvre la logique rousseauiste du Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « les fruits sont à tous et la terre n’est à personne » (et donc : les loyers sont à tous et les maisons à personne). Au regard de ce collectivisme primitif, la propriété ou l’appropriation apparaît comme un acte violent, fondamentalement inégalitaire. D’où l’interpellation célèbre de Rousseau dans la seconde partie du Discours : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur. »
Si la propriété est injuste, alors la taxation du capital détenu devient un correctif nécessaire. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk, dans son essai provocateur Repenser l’impôt, considère ainsi l’autoritarisme fiscal (« la main qui prend ») comme la conséquence du mythe rousseauiste du vol originel. Puisque toute propriété naît d’une expropriation, alors l’impôt devient une contre-expropriation, l’expropriation des expropriateurs… La notion de loyer fictif est une manière de rappeler la souillure primordiale de la propriété, et d’offrir la possibilité d’une réparation, pour ne pas dire d’une rédemption.
Mais si l’on substitue à la question obscure de l’origine de la propriété celle de son usage contemporain, la perspective change radicalement. Et c’est Pierre-Joseph Proudhon, resté célèbre pour une formule à l’emporte-pièce peu révélatrice du reste de sa pensée (« la propriété, c’est le vol »…), qui en offre la meilleure défense dans sa volumineuse Théorie de la propriété. En effet, notre anarcho-syndicaliste favori propose de considérer la propriété en fonction de sa finalité politique, à savoir : opposer un contre-poids à la puissance de l’Etat. « Pour que le citoyen soit quelque chose dans l'État, écrit-il, il ne suffit donc pas qu'il soit libre de sa personne; il faut que sa personnalité s'appuie, comme celle de l'État, sur une portion de matière qu'il possède en toute souveraineté, comme l'État a la souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par la propriété. » Une propriété pleine et entière, fût-elle modeste, devient ainsi la condition de formation de la souveraineté individuelle. Pour conférer à mon existence densité et indépendance, il faut pouvoir dire, en préliminaire à tout contrat social : « ceci est à moi ». Ainsi donc « la propriété est une puissance de décentralisation ; parce qu'elle-même est absolue, elle est anti-despotique, anti-unitaire. » La propriété est garante de la multiplicité des choix de vie. Nul doute que Proudhon verrait dans la taxe sur les loyers fictifs une résurgence de l’absolutisme politique.
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