Un arrêt récent de la Cour de Cassation a jugé que « le terme d’“ami” employé pour désigner les personnes qui acceptent d’entrer en contact par les réseaux sociaux ne renvoie pas à des relations d’amitié au sens traditionnel du terme ». Un ami Facebook n’est donc pas vraiment un ami. Pour ma part, j’ai en effet fermé mon compte Facebook quand j’ai commencé à recevoir les photos de bébés de parfaits inconnus. Mais le terme d’ « ami » n’est-il pas galvaudé bien au-delà des réseaux sociaux ? Ne reçoit-on pas tous les jours des mails commençant par « chers amis », venant de vagues relations ? A l’inverse, comment trier nos « amis » sur notre répertoire téléphonique ? Y a-t-il des amitiés vraies, ou simplement une gradation sur l’échelle des affinités sociales ?
« Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi. » Voici comment Montaigne évoque Etienne de La Boétie. Les deux amis les plus célèbres de l’histoire littéraire se sont rencontrés lors d’une fête à l’âge de 25 et 28 ans respectivement. Ils ne se quittèrent plus jusqu’à la mort prématurée de La Boétie quatre ans plus tard. Contrastant l’amitié avec l’amour, Montaigne la définit comme « une chaleur générale et universelle, au demeurant tempérée et égale à elle-même, une chaleur constante et tranquille, toute de douceur et de délicatesse, qui n’a rien de violent ni de poignant. » Autant l’amour tend à s’évanouir à mesure qu’il est satisfait, autant l’amitié prospère avec le temps. Elle est peut-être le seul sentiment humain susceptible d’une forme de plénitude. Mais « qu’on ne mette pas sur le même plan ces autres amitiés, plus communes », celles qui reposent sur les bienfaits, les obligations et les remerciements. L’amitié vraie quitte la sphère sociale pour entrer dans celle des passions. Il est difficile de lire le chapitre 27 des Essais, « Sur l’amitié », sans se demander si l’on est pas passé à côté du sel de la vie. Montaigne s’en doutait, d’ailleurs : « Sachant combien une telle amitié est éloignée de l’usage commun, combien elle est rare, je ne m’attends guère à trouver quelqu’un qui en soit bon juge. »
Etonnamment, La Boétie avait théorisé cette amitié avant de la pratiquer à la fin de sa célèbre œuvre de jeunesse, le Discours de la servitude volontaire. L’amitié, c’est peut-être la seule chose que le tyran ne peut posséder. Car elle s’inspire d’une mutuelle estime fondée sur l’intégrité, non d’une complicité nouée par l’intérêt. En somme, si l’on réunit les lignes des deux amis, on pourrait conclure que l’amitié repose sur une différence absolue (« parce que c’était lui ; parce que c’était moi ») tout en impliquant une égalité parfaite. C’est un miracle démocratique.
Laissons tout de même planer sur cette amitié idéale un peu du cynisme de Pascal, dans cette pensée lapidaire : « si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde. » De ce point de vue, la volonté de transparence des réseaux sociaux représente bien plutôt… la fin de l’amitié. Let’s unfriend !
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