Jean-Paul Sartre a imaginé une version contemporaine de cette triste fable dans son recueil de nouvelles Le Mur. Au 20e siècle, Erostrate s’appelle Paul Hilbert, petit employé aigri, misanthrope timide, refoulé sexuel, et reconverti dans le crime de masse. “Je ne sortis plus sans mon revolver, explique le narrateur. Je regardais le dos des gens et (…) je me voyais en train de leur tirer dessus. Je les dégringolais comme des pipes, ils tombaient les uns sur les autres, et les survivants, pris de panique, refluaient dans le théâtre en brisant les vitres des portes.” Voilà la revanche de Paul Hilbert sur une société qu’il n’aime pas, et qui le lui rend bien.
Paul Hilbert se délecte à l’avance de son crime. Il aura son heure de gloire, satisfaction suprême du kamikaze. “Un jour, pense-t-il, au terme de ma sombre vie, j'exploserais et j’illuminerais le monde d'une flamme violente et brève comme un éclair de magnésium.” Les journaux chanteront son nom, le nom de Paul Hilbert, qu’il a pris soin de bien inscrire dans la mémoire collective en envoyant des lettres à tous les académiciens français. Et quand il passe à l’acte, c’est un acte forcément raté, mais un acte sanglant.
La meilleure manière de punir les Erostrate, les Paul Hilbert, et les djihadistes de notre siècle, ne serait-elle pas de les priver de leur nom propre plutôt que de leur nationalité ? de les enterrer dans l’anonymat ?
C’est d’ailleurs ce qu’avaient voulu faire les Ephésiens pour Erostrate. “Ils avaient eu la sagesse, nous dit l’historien Valère Maxime, d'abolir par décret la mémoire d'un homme si exécrable ; mais l'éloquent Théopompe l'a nommé dans ses livres d'histoire.” Car le nom propre, loin d’être un simple moyen d’identification personnelle, nous attache d’emblée au groupe. Ainsi que le note Claude Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage, “le nom individuel est une partie de l’appellation collective”, et fonctionne comme élément de classification dans une société donnée. Et si donc, par décret collectif, nous refusions la dignité d’un Nom à ceux qui refusent la dignité de l’Homme ?
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